11 SEPTEMBRE 1973
Coup d’état militaire à Santiago du Chili
–
Chile 77, nous savons
Récit phénoménal
1977-2023. Santiago, Paris
François-Marie Pons
Le texte que vous allez lire
S’inspire d’un événement
Qui m’a marqué à vie.
Nous sommes en 1977
Nous avons alors 27 ans,
Nous, ma compagne Sylvie, avec qui je voyage
À travers le continent sud-américain
Depuis la Côte Caribéenne jusqu’en Patagonie.
Après trois ans passés en Colombie.
Nous sommes au Chili en 1977,
Sous la dictature de Pinochet,
Auteur du coup d’état contre
Le Président socialiste Salvador Allende
Le 11 septembre 1973.
Il y a cinquante ans cette année.
J’ai écrit ce récit il y a quelques jours
Quarante-six ans après
Et je pourrais en scénariser chaque séquence
Tant l’événement est présent dans ma mémoire.
Tant l’extrême droite est présente
Dans de nombreux pays aujourd’hui,
Présente aussi, en embuscade,
Dans une démocratie fragilisée, brutalisée…
Et, pire encore, abandonnée, méprisée…
J’ai nommé le texte : « récit phénoménal »
Chili 77, nous savons
À Sylvie,
Et à nos amis chiliens.
Chile
Roc de cordillère
Tombe brut
Au pied des Andes.
Et puis, Santiago,
Au mitan de la sierra et de l’Océan,
Pacifique,
Santiago du Chili
Le cœur au ventre.
Nous savons.
La dictature.
11 septembre 1973.
Quatre ans, déjà.
Terreur, effrayante terreur.
Augusto Pinochet généralissime
Fait régner le fer dans les chairs.
Marionnette du choc.
CIA, Chicago Boys, Milton Friedman,
Ordonnateurs mortifères.
Miracle Chilien, débâcle chilienne.
Fraternité assassinée, Fraternité résistante.
Santiago, février 1977.
L’été australe coule en douceur.
La ville est propre, calme, souriante.
Il ne se passe rien, ici où tout va bien.
Boutiques de mode, restaurants élégants,
Voitures américaines, parcs de verdure,
Enfants qui jouent. Et des amoureux.
Il y a de l’ombre sous les arbres.
Les cloches de la cathédrale
De l’Assomption-de-la-Très-Sainte-Vierge
Sonnent la messe.
Nous savons.
Dans les sous-sols,
On électrocute des corps nus
Écartelés sur des sommiers métalliques,
Pendus la tête en bas, violés.
Putains de socialo-communistes !
Dans ces sous-sols,
Verónica Michelle Bachelet Jeria…
À l’avenir, lointain, 2006, élue
Présidente de la République du Chili.
Au bar juste en face
De notre petit hôtel,
Café crème, croissant, jus d’orange
« Ah, vous êtes français : Paris, Tour Eiffel,
Bienvenue dans notre beau Chili ! »
De retour à Paris,
À Paris -Tour Eiffel,
Un chilien exilé nous dit :
Dans ce quartier,
En face de votre hôtel, cette nuit
En pleine nuit cette nuit-là,
À l’autre bord de la rue, au-dessus du bar,
Des dizaines de personnes
Sont enlevées, torturées, assassinées.
Parmi elles des religieuses,
Complices des Droits de l’Homme,
Traitresses à l’Église Catholique.
Juste en face.
À l’autre bord de la rue,
Au-dessus du bar,
Il ne s’est rien passé.
Nous avons bien dormi.
Il ne se passe désormais
Plus rien au Chili.
Le Stade National est silencieux,
Désert ce matin.
Béton, blanc, armé.
Stade létal.
Raison d’État.
Acte final.
Les militaires ont broyé les doigts
Du guitariste,
À coups de crosses,
Ils lui ont ordonné de chanter.
Mille et cent détenus tout autour
Ont entendu sa voix entonner
L’hymne de l’Unité Populaire.
Quarante-quatre balles
Ont mitraillé Victor Jara.
Le monde entier s’est insurgé, alors.
Trois ans ont passé, ce matin,
Mutisme au stade, dictature au zénith.
Un mois auparavant, en Argentine,
Nous savions.
Le 24 mars 1976,
Isabel Perón, première femme
Présidente de la République
De l’histoire de l’humanité,
Est destituée, jetée en prison
Par le Général Videla qui prend le pouvoir de force.
Un mois auparavant, en Argentine,
Les policiers s’en prenaient à ma barbe de routard,
« Barbudo ! Terroriste ! Che guevara ! ahah ! »
Ils dégainaient des couteaux
« On va te la couper
Connard de Français, franchute, hijo de puta ! »
Ricanant, menaçants.
À Cordoba, ce fut pour de bon.
J’avais acheté de nouvelles chaussures
Remisé les vieilles dans la boîte en carton,
La boîte à côté de moi, sur un banc public, Plaza Major.
« Suivez-nous ! » Deux policiers
Deux mitraillettes dans le dos.
Les mains en l’air à travers la ville.
– Son zapatos ! Ce sont des chaussures !
– Cállate ! Tais-toi ! On verra au commissariat ! »
Escalier, sous-sol, ampoule nue au bout d’un fil,
Rangée d’hommes en uniforme armés,
Le chef, assis, l’air con, l’air rogue.
Nous avions peur.
– Ouvrez ce paquet ! »
– Son zapatos ! Ce sont des chaussures !
– Ouvrez ce paquet ! »
Je défais la ficelle. De vielles chaussures, ça pue.
Les hommes hilares.
Le chef plus con que tout à l’heure,
Il n’y a pas de bombe Señor commandante !
Humilié, Zapatos !
Nous avions vraiment peur.
Des centaines de disparus tous les mois.
Les étrangers ne sont pas épargnés.
Ce n’était pas notre jour
« Vayase ! Fichez le camp ! »
Au terminal routier, un des policiers
Qui nous avait arrêtés la veille,
Monte dans notre bus, il est en civil.
Il nous reconnaît.
Yeux verts peureux honteux.
Nous lui demandons :
« Pourquoi nous avoir embarqués ? »
« Son las ordones ¡
J’obéis aux ordres ! »
L’ordre est à l’ordre du jour
Opération Condor :
Éliminer la totalité des subversifs où qu’ils soient.
Chili, Argentine, Brésil, Uruguay, Bolivie, Paraguay
Scellent l’alliance de la terreur.
Les États-Unis approuvent, soutiennent, interviennent.
Valparaiso, marins, aventuriers
Traversiers du globe,
Légende du Pacifique
Valle paraíso « Vallée Paradis ».
Valparaiso couleurs, montagnes couleurs,
Océan, ciel, rues, maisons couleurs
Et du haut des collines couleurs
Les couleurs mordorées du soleil couchant.
En contre bas, dans l’ombre, au loin,
Dans la ville basse,
Sombre alors que la nuit vient,
C’est l’arsenal que nous apercevons.
Les quais, les grues, les navires de guerre,
Si petits qu’on dirait des jouets bien rangés.
Et nous savons.
Nous savons que les soutes des bâtiments amarrés
Regorgent de suppliciés,
Gorges à fleur de lame
Lessivés jour et nuit par un déferlement continu
Lumière crue jour et nuit
Rock-and-roll décibels maximum jour et nuit
Hurlements, insultes haineuses jour et nuit
Noyés accrochés aux ancres marines jour et nuit
Putains de socialo-communistes jour et nuit
Tous les jours toutes les nuits d’une longue nuit.
Ravissement de ce que nous voyons
De ce pays mirifique.
Nausée de ce que nous savons
De ce pays sacrifié.
Impuissance de ne pas savoir
Quoi faire de notre conscience.
Ici la haine, la justice, la cruauté, l’humanisme
Crèvent les mots, infectent le sang, tenaillent les nerfs à vif
Perdent la raison.
La violence totalitaire éradique toute citoyenneté.
Les sentences disgracient le discernement.
La liberté abusée accouchera-t-elle de monstres ?
Alaska-Patagonie
La Route Panaméricaine touche bientôt le bout du bout.
Étape à Valdivia
Étroitement blottie entre rivage et cordillère.
Habitación en alquiler Chambre à louer
Une dame nous reçoit chez elle,
Un portrait d’Augusto Pinochet est accroché.
Vision d’archange exorciste,
Exterminateur du Diable… socialo-communiste !
Nous le dévisageons, elle nous dévisage, elle se méfie.
« Avec le Général, s’empresse-t-elle, le pays marche bien.
C’est une bénédiction de Dieu ! »
Elle nous regarde, nous la regardons, elle sait que nous savons.
Nous l’écoutons, nous nous taisons,
Elle ne pense pas ce qu’elle dit.
Elle sait que nous doutons.
Nous l’écoutons, nous nous taisons,
Trois jours durant, à l’heure du dîner.
Et puis un soir, elle éclate en sanglots,
Elle s’appelle Ana,
Son mari a disparu,
Son fils est aux travaux forcés
Obligé de porter d’énormes pierres jusqu’à épuisement.
Elle nous dit
Comment les hommes de la DINA
Dirección de Inteligencia Nacional
Police d’État, modèle nazi : Geheime Staatspolizei, Gestapo.
C’est la nuit qu’ils explosent les portes,
Arrachent du lit, ligotent avec du fil de fer,
Matraquent, insultent, jettent dans les camions.
Chaque matin de liberté est un nouveau miracle.
Ana résiste en secret.
Elles nous embrassent longuement
Nous restons une semaine chez elle avec elle.
Soirée à Bogotá en Colombie
Il y a six mois.
Veille de notre voyage
Jusqu’en Terre de Feu au Chili.
Pierre Kalfon était là, journaliste,
Correspondant du Monde à Santiago,
Spécialiste d’Amérique Latine
Expulsé par la Junte.
Il s’était mis en colère contre nous :
« Comment peut-on encore aller au Chili ?
Vous vous rendez complices de la dictature ! »
Cher Monsieur Kalfon,
Nous te répétons ici, maintenant, au Chili, à Valdivia
Ce que nous t’avions déjà dit à Bogotá :
« Aller au Chili, bien sûr que oui !
Si certains se mettent au garde à vous
D’autres résistent !
Aller au Chili, pour Ana
Et tant d’autres avec elle.
La dignité est insomniaque.
Jetée d’hélicoptère dans les eaux polaires,
Enfouie dans des charniers sans sépultures,
Brulée à l’acide injectée à l’intra veineuse,
La dignité garde les paupières ouvertes.
Une locomotive à vapeur
Lance trois coups de sifflet brefs.
Puerto Montt ville australe.
Nous pensons à Pablo Neruda,
Son père cheminot avait conduit ce train.
Pablo Neruda,
Poète des « Pierres du Ciel »,
Dénonce la dictature au-delà des frontières.
Sa maison est saccagée, ses livres brûlés,
Lui, empoisonné sur un lit d’hôpital.
C’est dans la ville très australe
De Puerto Montt,
Que nous embarquons d’aventure
Sur un chalutier, Le Mimi du capitaine Kochifas,
Cap sur la Terre de Feu,
Laguna San Rafaël,
Les glaciers sur la mer, les icebergs.
Quinze jours de navigation aller-retour.
À bord, les pêcheurs, quelques touristes chiliens et nous.
Parmi eux, deux couples,
Martha et Simon, Elle médecin, lui architecte et philosophe.
Sara et David, elle infirmière, lui médecin.
Et là notre vie bascule de l’autre côté de l’imaginable.
L’inimaginable spectacle du glacier qui s’écroule dans la mer.
L’inimaginable visage de la nature originelle,
L’inimaginable Whisky on the rock cueilli à même l’iceberg,
L’inimaginable fraîcheur des fruits de mer.
Et l’inimaginable ballet
De Martha et Simon, de Sara et David.
Quand les uns sont à la proue,
Les deux autres sont au plus loin à la poupe.
Les uns passant par une coursive bâbord
Les autres par tribord.
Et nous, allant des uns aux autres :
« Que se passe-t-il ? »
Simon nous confie, enfin :
David est médecin à l’hôpital comme Martha.
Il l’a dénoncée.
Martha a été arrêtée, torturée, emprisonnée,
Interdite d’exercer.
Maintenant nous savons.
Ils savent que nous savons.
Tragédie à bout portant.
Notre présence est ambassadrice.
« Surtout, dit Martha, continuez de parler avec eux. »
Nef d’un peuple fracturé.
Ordre à la barre.
Liberté en cale.
Chili dérive.
Mais des glaces sont en train de se briser.
Le voyage féconde les émotions.
Il est la chose aimée.
Étrangers aux ordinaires,
Les nomades inventent leur chemin,
Ensemble, forcément.
Puerto Montt est de nouveau en vue.
Martha et Simon nous invitent chez eux à Santiago.
Nous faisons la route en voiture avec David et Sara.
Étape à mi-chemin, Concepción,
Dans la prestigieuse demeure de leur ami Vicente,
Chirurgien éminent, disciple jovial de la prospérité.
Les communistes ne comprennent rien à l’abondance,
Tant pis pour eux, le régime fait son boulot.
Soirée enflammée, vin rouge Maipo.
La véhémence dévaste le vide.
David, regard hagard.
Sara cherche un visage vivant.
Nous faisons les morts.
Vicente comprend.
Il faut pleurer.
Le dernier discours du président Allende
Est enregistré.
11 septembre 1973.
Palais de la Monedad, Santiago du Chili.
Vicente presse le bouton du magnéto.
La bande défile. Ultime déclaration d’Allende.
Ils vont sûrement faire taire radio Magallanes
Vous ne pourrez plus entendre le son métallique de ma voix tranquille…
Nous pleurons.
Vicente aussi, pleure, burlesque,
Il dit : « Quelle grandeur d’âme ! »
Bonne conscience.
Émotion humaine.
Peur inhumaine.
La répulsion incisive
Écorche les intimités.
David et Sara nous déposent à la Reina,
Banlieue résidentielle de Santiago
Au pied d’une colline.
Là-haut, la maison dessinée par Simon.
Bâtisse en bois de plein pied,
Moderne, illuminée par des baies vitrées.
« Nous vous laissons là », dit David.
Simon est inquiet.
Martha n’est pas rentrée. Il est tard.
Il est arrivé qu’elle ne revienne pas.
Le couchant incendie les crêtes enneigées
Des Cerros Provincia et San Ramón.
Martha ouvre la porte, essoufflée,
Panne sur la ligne de métro.
Trop courtes sont les nuits pour nos conversations.
Trop sublime est l’intensité pour intérioriser l’épouvante.
Quand ils nous parlent de résistance,
Nous nous collons au jukebox des bars,
À l’abris des oreilles délatrices.
Et puis : « Si vous voyez Sara et David,
Proposez-leur de venir dîner à la maison. »
Martha et Simon ont l’air grave et serein.
Une foudre de papillons traverse l’espace.
Que sera une soirée en face à face,
La dénoncée et le dénonciateur
La victime et le bourreau ?
Quand j’étais enfant, dix ans après la guerre,
Les collabos, on leur crachait encore dessus.
L’inouï est un mode de vie, ici, au Chili.
David et Sara sont à l’heure,
Une bouteille et un bouquet de fleurs à la main.
La scène se déroule comme si le film avait été rembobiné.
Martha et David se remémorent l’Hôpital.
Avec Simon et Sara, nous parlons d’urbanisme.
Pas un mot sur les glaces du sud.
Nous dégustons le curanto, crustacés et charcuterie
Cuisinés à l’eau de mer sur des pierres chaudes.
Nous buvons du vin.
Et puis, au détour d’une phrase,
Martha demande si l’on est au courant
Du comité des disparus,
Los desaparecidos, enlevés,
Sûrement torturés,
Peut-être tués par les militaires.
Une nuée de corbeaux s’abat sur la table.
David le nez bas.
Simon mâchoires verrouillées.
Nous, interdits.
Sara, un rameau d’innocence dans la voix :
« Que s’est-il passé exactement ? »
Elle savait sans savoir, dans sa famille on ne disait rien.
Martha explique. Sara se met à pleurer.
Pourquoi étiez-vous ennemi ?
Nous voulons l’égalité et la justice.
Pourquoi tu ne veux pas que les gens soient heureux ?
David se terre se tait.
Sara ne lâche rien :
Et qu’est-ce qu’ils t’ont fait Martha ?
Ils m’ont déshabillée,
Introduit des câbles électriques
Dans toutes les parties du corps.
David se lève : Lo siento Martha ¡
Je suis désolé. Je suis désolé.
Et ainsi de suite jusqu’à l’aube.
Trouble brute ininterrompue.
Nous sommes dedans et dehors.
Témoins messagers.
Comme deux phares plantés à la fin de la terre
Au sein de la houle, des trépassés, des rescapés.
On dit du théâtre qu’il a été inventé
Pour éviter la guerre.
La guerre a lieu mais elle a plusieurs visages.
Ce soir, les mots sont puissants,
Le verbe met en réel.
Événement phénoménal. Inoublié.
Au Chili, on dit « Se paso ! »
Le jour pointe.
Martha apporte la pétition à signer pour les disparus.
« Si je signe, dit David, je perds mon poste à l’hôpital. »
Martha sait : « Ce papier est sur cette table.
Vous revenez quand vous voulez. »
Simon ajoute : « Même si vous ne signez pas. »
David et Sara descendent
Le chemin vers la rue.
La paix est une tourmente suspendue.
Les émotions ont gravé l’aube,
Lueurs inintelligibles.
Les Andes consignent des apogées
En contre-jour.
En contre-nuit d’une apogée
Que nous vivrons à jamais.
Martha et Simon nous accompagnent au bus.
Route Panaméricaine, une semaine H24,
Vers le Nord, jusque chez nous en Colombie,
Ensuite, la France.
Nous n’y sommes pas allés depuis trois ans.
Simon m’a confié des coupures de presse clandestine
Pour ses amis réfugiés à Paris.
Je les glisse dans les semelles de mes bottes.
« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir
Que nous vous envoyions depuis la France ? »
Un poco de Libertad…
Un peu de Liberté.
Le ciel est cendré vers l’Océan.
La sierra borde l’Orient.
Martha et Simon nous font signe.
Nous ne nous quittons pas des yeux,
Malgré la poussière, les larmes.
Enfin, le virage.
La radio à plein
Tube de l’été
Lolita, la chanteuse espagnole :
¡Amor! ¡Amor!
Quisiera detener el tiempo ahora
Je voudrais retenir le temps maintenant.
Amour ! Amour !