Les termes « changements » ou « crise » semblent démonétisés tant c’est à des bouleversements auxquels nous assistons. Les évolutions lors de ces cinquante dernières années se précipitent à une vitesse inégalée dans l’histoire connue de l’humanité. Sans préjuger des effets bénéfiques ou nocifs, quantité d’événements – réchauffement climatique, immigrations massives, technologies numériques, …- nous paraissent inédits, difficilement contrôlables, souvent chaotiques. Parmi les paradigmes émergents, il en est un, anodin au premier regard mais sans doute très significatif en matière de communication : l’explosion en vol de l’allégorie.     

 L’allégorie : le recours à la métaphore.

Les « Rhinocéros » du dramaturge Eugène Ionesco offre un des plus beaux cas d’allégorie, d’une allégorie en pleine possession de ses atouts ! On ne voit jamais l’animal redoutable sur scène mais tout le monde en parle, tout le monde le craint et tout le monde refuse de croire qu’il est bien là. C’est bientôt un troupeau énorme et menaçant qui envahit notre imaginaire et qui devient, sans que personne ne la nomme, la barbarie nazie. La pièce de Ionesco annonce, non pas qu’elle arrivera, la pièce est créée en 1959, mais qu’elle peut revenir, elle ou tout autre forme de totalitarisme, dès que l’on se met la tête dans le sable, que l’on ignore les signes précurseurs, que l’on se cache derrière le déni, et que l’on décrète absurde, impensable, invraisemblable l’objet ce que l’on n’ose pas affronter.

L’allégorie est une figure rhétorique qui repose sur deux leviers : le premier (állos[1] : « autre chose ») procède de l’usage métaphorique d’une chose (les Rhinocéros) pour signifier une autre chose (les Nazis) ; le second (agoreúein, « parler en public ») de l’intention de sensibiliser l’opinion. La clé sémantique de l’allégorie réside dans ce couple métaphore / communication.

Paraboles, fables, poésies, pamphlets, contes, œuvres théâtrales, films cinématographiques : de très nombreux récits, oraux et écrits, relèvent de l’allégorie dans divers domaines mystiques, moraux, satiriques, politiques… Il est des réalités difficiles à comprendre ou difficiles à croire. La vocation d’une allégorie consiste donc à créer une distance suffisante entre la métaphore et le réel de manière à libérer l’esprit d’émotions comme la peur, la colère, l’enthousiasme ou la tristesse qui peuvent altérer le discernement. Objet pédagogique auquel se greffe souvent le moyen habile d’exprimer une opinion contestatrice tout en échappant à la censure politique ou morale. Jean de Lafontaine excellait en la matière, Voltaire en jouait beaucoup[2], Albert Camus en faisait la base de certains romans philosophiques[3]… Marco Ferreri dans son film « La Grande Bouffe », (1973) met en scène des personnages haut en couleur qui se suicident ensemble d’indigestion. Notre émotion tendue sur le burlesque et l’absurde, infuse à notre inconscient le message de dénonciation des abus du consumérisme. Les excès de la consommation n’y sont jamais évoqués, mais le film change notre regard à propos de ceux-ci.

Certaines cultures font de l’allégorie et de la métaphore leurs principaux ressorts narratifs.   C’est le cas de la littérature japonaise par exemple, dont l’aphorisme « dans la vie, tout est métaphore »[4] illustre parfaitement bien le mouvement constant, fluide et poétique entre les mondes conceptuel, onirique et réel. Mais il est difficile d’établir un parallèle avec notre propos dans la mesure où la culture nippone a souvent recours au fantastique mêlé de façon « naturelle » au réel de l’ordinaire. C’est le cas également de certains films de la nouvelle vague comme « Pierrot le Fou » (1963) de Jean-Luc Godard, allégorie du nihilisme et l’absurde, qui revendique une approche « cinéma vérité » tout en jouant avec le fantastique incarné par des personnages désinhibés capables de commettre des actes hors du commun, à la limite de l’aberration.

 Le pacte de l’allégorie vole en éclats

Le sentiment que l’allégorie aurait volé en éclats est suscité par deux films assez récents dont les narrateurs ont rompu le pacte de raconter une histoire pour en faire comprendre une autre. Leur mise en scène mêle en un seul et unique récit l’allégorie et le réel qui ne font plus qu’un.

Le phénomène est flagrant dans « Les Misérables » (2019) du réalisateur d’origine malienne, Ladj Ly. À commencer par la reprise du titre, érigé en symbole universel par Victor Hugo (1862), humaniste engagé convaincu qu’ « il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs. » La citation conclut le film. Ladj Ly ne propose pas une nouvelle version du roman des Misérables, il expose l’essence du sujet en direct, de façon pleinement réaliste, tout en utilisant des procédés allégoriques. Telle la composition de l’équipe policière : une brute, un bienveillant, un indécis, c’est grosso modo un schéma représentatif de l’humanité. Telle l’incarnation de Gavroche par le personnage d’Issa, gamin turbulent, fantasque et épris de liberté et de justice chez Hugo, Ladj Ly le fait basculer au bout de sa logique en en faisant un justicier. Telle encore la violence qui est filmée à bout portant, pas à la manière mécanique d’un triller ni à celle, suggérée, voire hors champs, d’un drame intimiste. Ici les personnages sont des personnes authentiques pris au piège de la défiance et du conflit. La scène du lion, séquence apologétique du film, intensément allégorique en ce qu’elle symbolise la cruauté la plus féroce, par la terreur et la domination, intensément authentique par la simplicité d’un réel brut et accessible. 

Le véridique s’associe sans filtre au message. L’allégorie alors n’est plus « autre chose » que la chose à dévoiler comme si on n’avait plus besoin d’elle pour faire comprendre ou contester, comme si on ne prenait plus en compte la difficulté d’admettre le réel, comme si l’urgence de se faire entendre grillait toutes les étapes intermédiaires et défiait les pouvoirs.

Un phénomène identique se produit dans le film « Système K », K de Kinshasa, (2020), du réalisateur français Renaud Barret, qui immisce sa caméra dans le ghetto de la capitale congolaise à l’affût d’un quotidien submergé des déchets déversés par les pays riches dans les anciennes colonies économiquement et politiquement fragiles. On assiste en direct à la survie par la récupération des produits obsolètes transformés en objets utilitaires de fortune, comme des ustensiles de cuisine, des meubles ou des instruments de musique. Ce que font des millions de gens démunis dans les bidons villes du monde entier.

Et c’est dans ce contexte, indignement banalisé par la misère et l’exploitation, que « Système K » met le focus sur une bande d’artistes locaux qui survivent comme tous leurs congénères en récupérant et transformant des déchets, mais eux subliment l’usage élémentaire et utilitariste en création artistique. Ils multiplient des performances aussi authentiques que métaphoriques : la construction d’une case (lieu de paix et de protection) en assemblant des machettes (outils agricoles et armes génocidaires)… ou conception de statues représentant des êtres humains asservis sous le joug des autorités corrompues, à l’aide de morceaux de tôle et de composants d’ordinateurs dépecés… ou, encore, défilé dans les rues à bord d’une baignoire remplie d’hémoglobine.

On assiste à une incarnation contemporaine du « Spleen et Idéal[5] » de Charles Baudelaire (1857) par le biais de l’allégorie de la beauté extraite du sordide, à qui l’être humain invente une esthétique annonciatrice d’un possible prometteur.

« Système K » joue sur une mise en abîme d’une allégorie interprétée par des scènes elles-mêmes allégoriques dont chacune d’elles est directement issue du réel de la rue, sans filtre et sans bidonnage. La collision entre la métaphore et le vivant est provoquée elle aussi de manière cash :  les artistes ne se contentent pas de récupérer et de transformer comme tout le monde, ils ne se contentent pas non plus de performer spontanément, ils édictent un discours construit de création et de créateurs ; ils renvoient en boomerang à l’intelligentsia des populations expéditrices des déchets, une théorisation artistique qui rappelle les liens étroits établis entre les « objets primitifs » (masques, totem, peintures rupestres…) et l’art moderne. On pourrait à cet endroit évoquer l’allégorie de l’arroseur arrosé, comme déclencheur d’une nouvelle mise en abîme qui superposent deux concepts : l’idée de la beauté qui peut naître du sordide et l’idée que la « civilisation » (celle des pays développés) peut s’inspirer des « cultures primitives » (celles des pays sous-développés)… mais le récit de « Système K » inverse les rôles : la légitimité du discours n’est plus unilatérale ; cette fois, le message ne vient plus des « nantis ex-colonisateurs » mais des « démunis ex-colonisés ». Là encore, à l’instar des « Misérables » de Ladj Ly, l’allégorie n’a plus recours à une métaphore pour expliciter un sujet, la « chose » et l’« autre chose » sont confondues, chacune est lisible et énoncée simultanément comme si une image jusqu’alors tramée en second plan était révélé sur le même plan que l’image initiale. Le message est direct, réel, formel, très proche et accessible, dégagé de toute distance.

L’obsolescence de l’allégorie ou… une approche plus mâture ?

Les deux films cités en référence ne font appel à aucun fantastique, et si poésie il y a, elle est le fait des individus en action. La tendance d’aller droit au but, « sans prendre de gant », sans se soucier d’une quelconque précaution pédagogique ni d’aucune prudence politique, peut s’interpréter comme l’avènement d’une nouvelle ère caractérisée par l’affirmation du sentiment de liberté de pensée et le vœux ardent que la maturité d’une majorité d’individus aurait atteint un niveau permettant d’accéder sans explication aux enjeux capitaux. On peut aussi y décrypter une forme de révolte à toute forme sophistiquée ou ambiguë. Appeler « un chat un chat » deviendrait une règle d’affranchissement et d’efficacité.

Deux films ne suffisent pas à fonder une hypothèse. Ils signalent malgré tout une évolution qui se profile probablement. La nécessité de créer une distance entre les sachants et les apprenants, entre les élites et les « citoyens ordinaires », entre les institutions et les individus s’amenuise et s’avère superflue. On dit souvent « regarder la vérité en face » ou « la réalité dépasse la fiction »… cela pourrait bien signifier une autre manière de concevoir la relation aux autres et au monde, qui effacerait les distances souvent instaurées par besoin de se protéger des autres et dans bien des cas de les dominer… et ce serait plutôt une bonne nouvelle !

[1] Grec ancien.

[2] « Candide », par définition !

[3] « La Peste », ou « L’Étranger », par exemple.

[4] Haruki Murakami, « Kafka sur le rivage » 

[5] Les Fleurs du Mal.