Valérie Massadian réalise avec Milla, le film et le personnage, un prodige que le cinéma de genre ne sait pas nommer : la non-tragédie. Il ne s’agit pas de l’anti-tragédie, car le film Milla est marqué par un événement tragique ; mais la non-tragédie en ce sens qu’à tout moment du déroulement, le spectateur/lecteur que je suis, formaté par la culture du « il n’y aurait pas de film s’il n’arrivait rien de funeste, de pathétique ou de burlesque », s’attend à ce que le pire survienne, à l’issue de toutes ces scènes de félicité qui se suivent qui se suivent qui se suivent… si gentiment;  sans montée en puissance d’aucune faille qui va tout faire craquer, sans méchant qui va tout gâcher, sans hasard improbable qui va mettre un terme à tout ça !

(Il y aurait la scène de Milla qui ne partage pas l’ivresse de l’anniversaire ?… mais de quoi est-elle le signe ?)

Valérie Massadian réussit ce tour de force peu commun de créer un suspense, car il y en a bien un, un cliffhanger !, mais ce qui arrive ne brise rien, au contraire, ça renforce la douceur d’un univers humainement et sentimentalement durable, tenace, délicat à l’évidence. Valérie Massadian raconte cette non-tragédie à travers une écriture cinématographique à la Robert Bresson dans Mouchotte : partition de cadres tous très suggestifs et très sobres, beaucoup de plans fixes et quelques panoramiques assez magnifiques, très peu de dialogues et souvent sans importance, pas de musique.

Et puis il y a Séverine Jonckeere, la Milla de l’histoire sans histoire, animiste à sa manière qui aime physiquement le monde et les situations comme on le dirait d’un arbre, du soleil ou d’une source, sans se poser la question du bien ou du mal et sans avoir à s’en expliquer. Sa personnalité échappe à tout canon de beauté et d’intelligence, au sens QI du terme, elle est inclassable, à la différence de Léo, son compagnon (Luc Chessel), aux traits très fins et à la passion avouée pour les livres. Tous deux sont unis par le plaisir intact de vivre et de s’accommoder sans révolte. Ils génèrent eux-mêmes l’existence à mesure de leur enfantine et amoureuse complicité. Et pourtant, il survient une vraie tragédie. Mais celle-ci est suggérée aussi subtilement que tout le film : des vagues qui défilent bruyamment, l’image très verticale de la lune et son reflet constellé et très maigre sur une mer éteinte, un sac qu’un marin rapporte. Et de la tristesse ressentie, de la colère aussi, du deuil bien sûr, la nature vivace de Milla ressort ses racines comme une fleur à travers le béton.

La vie bousculée un moment, revient à son énergie originelle, chargée d’un disparu et d’un nouveau venu, certes, mais tellement disponible à ce qui arrive ! Sa relation avec sa collègue de ménage dans l’hôtel (interprétée par Valérie Massadian) perpétue l’évidence d’amour et de bienveillance. Les scènes avec l’enfant (interprété par Mel, son fils) sont un pur ravissement.

Je trouve ce film merveilleux, artistiquement accompli, poétique, vraiment poétique, affranchi de tout message d’espoir ou de désespoir, juste le témoignage que l’on peut se passer de l’idée du mal, juste annoncer qu’il suffit de vivre…

J’ai souvent éprouvé un réel ébahissement devant les capacités d’un réalisateur à mettre en scène les extrêmes. C’est Pietro Pasolini qui politise la violence et la monstruosité à son comble dans Salò ou les Cent Vingt Journées de Sodome. Mais c’est aussi Alejandro González Iñárritu qui extrêmise la violence gratuite, sans cause aucune sinon d’être, dans Amours Chiennes

De Valérie Massadian, je dirais la même chose mais pas dans le même sens… extrêmes avec Milla, c’est l’exceptionnelle tendresse au-dessus de tout. Et ce qui était Rebel Without a Cause de Nicolas Ray, avec James Dean, qui pourrait être « violence sans cause » avec Amours Chiennes, serait, aux antipodes, « tendresse sans cause », avec Milla ! C’est beaucoup beaucoup plus rare !

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE FILM « MILLA »

https://www.lemonde.fr/cinema/article/2018/04/25/mille-choses-sur-milla_5290188_3476.html