Chaque fois que je contemple le Saint-Laurent,
J’imagine ce que je n’ai jamais vu de lui :
La débâcle qu’un vieux conteur m’a narrée,
Demeurant à l’année sur les rives depuis des décennies.
Je gamberge sans doute bien plus qu’il ne m’en conte.
Des lames bleutées luminescentes se brisent, se dressent vers le ciel,
Craquent, se déchirent, hurlent, replongent à bout de course,
Coulent, disparaissent dans le giron du fleuve.
Mon désir de revenir là-bas au début du printemps
Y filmer la fresque fracassée des sacrifiés du regain
M’enflamme jusqu’à ce jour où,
Une jeune femme emmitouflée,
En gros plan d’une vidéo postée sur le net,
Une oreille collée à même l’étendue gelée d’un lac,
Dit : « Avez-vous entendu ce son ? »
En dessous d’elle, des mélodies claires et pénétrantes
Parcourent le miroir constellé d’arborescences.
« Je n’ai jamais rien entendu de plus beau !
Ce son est magique comme venu d’un autre univers…
Je l’entends dès le début de l’hiver, dès que se forme la glace.
Je passe beaucoup de temps à l’écouter et à l’enregistrer.
Puis la couche s’épaissit, d’énormes tensions la fissurent,
Je ressens un mur de vibrations, tellement puissant !
C’est même un peu effrayant, on dirait un esprit ancien
Qui se réveille et rugit dans la nuit enneigée. »
La voix de la jeune femme se mêle
Aux chants en train de sourdre des entrelacs fluorescents.
Alors, les scènes apocalyptiques des séracs à l’agonie,
Rejaillissent de mon imaginaire et me surprennent
En flagrant délit de naïve et virile fascination !
Je me demande, contrit, combien de temps encore ferai-je partie
Des hommes exaltés par des récits exterminateurs et des combats héroïques,
Aux côtés de femmes attentives à la nature des naissances
Et aux petits génies quotidiens qui matricent le monde ?